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Heritage

A la recherche des ensembliers décorateurs

Vous l’aurez sûrement remarqué si vous nous suivez sur les réseaux sociaux, si vous avez déjà lu un reportage sur Rinck, ou même si vous avez eu l’occasion de lire le hors-série consacré par Connaissance des Arts à notre maison : Rinck se définit comme « Ensemblier Décorateur. »

Selon le dictionnaire, un décorateur est une « personne qui décore, exécute des décors, des décorations », ou encore une « personne dont la profession est d'aménager, de décorer un édifice, un appartement ». Pour sa part, l’ensemblier est l’« Artiste ou artisan qui aménage une pièce d'habitation en y combinant, selon quelque principe d'harmonie, les éléments du mobilier et de la décoration. » Et l’ensemblier décorateur ? Pas de définition précise. Ou plutôt si, mais multiple, celle-ci semble varier au fil des ans, de confusion en glissement sémantique, depuis son apparition il y a près d’un siècle... Retour sur une profession qui fit les grands jours de la décoration Française.

C’est dans le Paris des années 20 que commence cette histoire. A la fois loin et proche des beaux quartiers, dans le Faubourg Saint-Antoine où se pensent et se fabriquent depuis quelques siècles les intérieurs des grandes demeures de Paris, de Versailles, et du monde. Un 11eme arrondissement industrieux où des dizaines de milliers d’artisans s’activent dans les arrière-cours qui ouvrent sur leurs ateliers. Tapissiers, menuisiers, ébénistes, monteurs en bronze, marqueteurs… Tous attelés à une même tâche, perpétuer l’excellence dans la décoration française.

Passage de la bonne graine, au numéro 8, Maurice Rinck s’apprête à reprendre la société familiale fondée par son arrière-grand-père quelques sept décennies plus tôt, en 1841, en Alsace. Installés à Paris à la suite de la guerre Franco Prussienne de 1871, ses père et grand-père, Eugène et Jacques, se sont fait un nom dans le Faubourg avec leur collection de meubles Napoléon III, reproductions de haute facture des styles des siècles précédents. Une « vieille renommée qui vaut blason », comme le proclame fièrement la devise de l’entreprise, mais qui ne suffit pas à Maurice, bien décidé à infuser les idées nouvelles aux créations de l’atelier.

Les années folles battent leur plein, et la création est en pleine effervescence avec l’explosion de l’Art Déco lors de l’Exposition internationale des Arts décoratifs et Industriels modernes de 1925. Il faut désormais être aussi décorateur, et même ensemblier, ce nouveau mot créé une décennie plus tôt. Dès le début des années 30, l’évolution se fait sentir et la société Rinck, qui émargeait comme ébéniste au bottin du commerce de 1885 proclame désormais fièrement sur ses en têtes « E. RINCK & FILS - Magasins & Ateliers d’Ebénisterie d’Art - Ameublement – Décoration ».Quelques années plus tard, au sortir de la seconde guerre mondiale, le bottin de 1948 inscrira Rinck dans la catégorie « Décorateurs (Tapissiers et ensembliers) ». Des définitions fluctuantes, pour un métier alors en plein mouvement, une profession en création.

Dans la tradition classique, avant le XXe siècle, les décors intérieurs étaient ainsi souvent envisagés par l’architecte, avec l’aide de l’ornemaniste. Spécialisé dans le dessin des ornements qui sont l’alphabet du style, celui-ci venait ainsi ajouter cette touche particulière sur le décor intérieur, boiseries, marbres, stucs ou peinture, en intégrant tout le répertoire correspondant. Trophées, soleils ou mascarons pour le style Louis XIV, coquilles et instruments de musique pour le Louis XV, bergers et rubans pour le Louis XVI, ou encore aigles, cygnes ou abeilles pour l’Empire. Chaque corps de métier intervenait ensuite pour sa partie : tapissiers, menuisiers ou encore ébénistes pour le mobilier, avec une influence souvent prédominante du tapissier, parfois appelé tapissier – décorateur.

Tout à son éclectisme revisitant les grands styles des siècles précédents, le XIXème siècle ne vient pas foncièrement changer la donne. Tout au plus consacre-t-il le règne des antiquités, logique dans une époque où triomphe le goût de l’ancien, du néo-Renaissance au néo-Louis XVI, en passant par le néo-Gothique. A l’aube du XXe siècle, influencé par le mouvement Arts and Crafts et l’art total qu’est l’Art nouveau, la mode évolue vers les ensembles décoratifs. Dès la fin du siècle précèdent, Jules Simon rapportait ainsi dans son rapport sur l’Exposition de 1878 que les fabricants de meubles anglais, au lieu de présenter leurs créations meubles par meubles, aménageaient des pièces entières : «Ils poussent le souci de l'ensemble, jusqu'à placer sur l'étagère d'un salon des cristaux et porcelaines »

 Ensemble. Le mot est lancé. En 1912, « La Vie parisienne » rapporte ainsi :« L’ensemblier. C’est un mot nouveau et qu’avec bien d’autres choses aussi, malheureusement, nous devons à la prodigalité des organisateurs du Salon d’Automne. Car on ne dit plus d’un artiste qu’il est décorateur mais qu’il est ensemblier. »Moderne, l’ensemblier donne le ton du jour, ce qui ne lui apporte pas que des amis. Et l’article de poursuivre ainsi, « Un ensemblier est un monsieur qui, sous prétexte de rénover le goût présent – se portait-il si mal ? – entend montrer à ses contemporains comment un artiste peut orner sa demeure. Allez au Salon, vous verrez comme c’est facile. On met un coussin jaune d’œuf sur un tapis épiscopal, des tentures vert pomme à côté de murs indigo, des meubles peints en rose avec de soieries noires…Et voilà un « ensemble » ! »

Ce goût moderne dans la décoration a d’ailleurs son organisation, la Société des Artistes Décorateurs, fondée en 1901 sous l’impulsion de Frantz Jourdain. Dans les années 20 et 30, celle-ci porte l’Art Déco, avec des membres prestigieux comme Louis Sue et André Mare, Jacques Emile Ruhlmann ou encore André Groult et organise le Salon des Artistes Décorateurs chaque année. Travaillant à la naissance d’un style original, donc pensant l’espace en termes d’ensembles complets, ces créateurs marquent la grande époque de la notion d’Ensemblier Décorateur. La scission avec les fonctionnalistes qui donne naissance à l’Union des Artistes Modernes en 1929, puis la seconde guerre mondiale viennent une première fois affaiblir le mouvement.

Après-guerre, c’est un autre goût, celui du retour des antiquités qui porte un nouveau coup aux ensembliers décorateurs. Comme au 19e siècle, Madeleine Castaing ou encore Emilio Terry remettent au goût du jour les styles classiques français, en les incorporant dans des décors éclectiques. A l’inverse, des créateurs comme Louis Sognot, Jacques Adnet, Maurice Rinck ou André Arbus poursuivent leur travail d’Ensemblier. Une volonté encouragée par l’Etat, et notamment par Michelle Auriol, épouse du président de la République, débouchant sur des créations souvent exposées au public lors du Salon des Arts Ménagers, qui reprend à partir de 1948. Ces ensembliers décorateurs d’après-guerre restent souvent très liés à leurs ateliers, qu’ils possèdent eux même, comme Maurice Rinck ou André Arbus, ou avec qui ils travaillent en étroite collaboration. Louis Sognot fait ainsi fabriquer ses créations par Maurice Rinck durant de nombreuses années.

Mais au fil des décennies, et alors que ce qui est en train de devenir la profession d’architecte d’intérieur se professionnalise et se définit, de plus en plus loin des métiers d’arts et de la production, la notion d’ensemblier décorateur décline. Dans les années 60, on l’utilise encore pour décrire à la fois les vieilles maisons comme Leleu et Jansen, qui s’associeront bientôt, ou les jeunes pousses du design contemporain comme Roche Bobois. Avec les faillites des grandes maisons dans les années 80, le terme finit par devenir nostalgique, synonyme d’un âge d’or du Faubourg Saint- Antoine et de la production française en décoration intérieure.

Loin de tout sentimentalisme, les équipes de Rinck continuent néanmoins aujourd’hui à définir leur travail comme celui d’un ensemblier décorateur. Avec une raison précise : ce terme nous semble toujours être le plus à même de définir notre singularité, à la fois architecte d’intérieur, décorateur, et fabricant de mobilier et d’agencement. Une tradition proche des métiers que nous poursuivons avec passion, et qui permet de replacer toujours notre mission dans son contexte : celui d’un métier de service.