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Heritage

Histoire des chinoiseries en France- Partie II

Au milieu du XVIIIe siècle, après plusieurs décennies de débauche ornementale dans le style Rocaille, tout une partie de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie aspire à plus de simplicité dans les décors. Le style Louis XVI s’apprête à apparaitre, vingt ans avant le règne du même nom, annoncé par le style transition, qui comme son nom l’indique, fait le lien entre les deux.

Grande réaction néoclassique aux excès du style Louis XV, cette amorce de changement stylistique est avant tout due à la redécouverte d’Herculanum en 1738 et de Pompéi en 1748. Frère de la marquise de Pompadour, le marquis de Marigny joue un rôle essentiel dans la transition qui s’amorce à la fin du règne, par son voyage en Italie entre 1749 et 1751. Accompagné notamment par le grand architecte néoclassique Soufflot, il prend à son retour en France la charge de directeur général des bâtiments du roi, poste qu’il conservera jusqu’en 1773, y encourageant retour à l’antique et classicisme.

Texte : Valentin Goux

Le goût chinois subsiste pourtant, mais désormais combattu par une partie de l’opinion, il s’assagit, et se mêle parfois à d’autres influences. Dès 1749, alors que le comte de Caylus ouvre sa conférence sur le sculpteur Jacques Sarrazin à l’Académie royale, il regrette « la place des magots et des pagodes de la Chine » en lieu « des bons modèles et des beaux bronzes ». Un avis partagé largement au sein de la jeune génération d’architectes, artisans, artistes, sans oublier leurs clients qui ont grandis dans des intérieurs saturés de porcelaines, statues, pagodes miniatures, peintures, laques et mobilier au goût chinois. Il faut imaginer qu’à cette date, un siècle et demi après le début des échanges commerciaux avec l’Asie, il s’est déjà écoulé en Europe des millions de marchandises, et pas toujours du meilleur goût.

Buffet laque, placage acajou, panneau laque de Chine, bronzes ciselés dorés, 211 x 55 x 104 cm ©RINCK

Buffet laque, placage acajou, panneau laque de Chine, bronzes ciselés dorés, 211 x 55 x 104 cm ©RINCK

La situation est d’ailleurs la même en Angleterre. Malgré l’immense popularité du goût chinois, et des créations de Chippendale et de ses confrères, le très influent auteur de traités architecturaux Robert Morris décrit les chinoiseries au milieu du siècle comme de « simples fantaisies et chimères, sans règles ni ordre qui ne requièrent aucune fécondité de génie à entreprendre. Les principes sont un bon choix de chaines, de cloches, et de plusieurs couleurs de peinture. Comme les serpents, les dragons, les singes etc. Ces ornements, comme le reste, peuvent être découpés dans du papier et collés n’importe où. »

Cabinet «Weisweiler», laque du Japon aventurine, intérieur citronnier de Ceylan, dessus marbre, bronzes ciselés dorés, 92 x 46 x 138 cm ©RINCK

Cabinet «Weisweiler», laque du Japon aventurine, intérieur citronnier de Ceylan, dessus marbre, bronzes ciselés dorés, 92 x 46 x 138 cm ©RINCK

Le néo-classicisme s’installe lentement dans toute l’Europe, avec des dates différentes mais de façon inexorable. En France, le style Louis XVI va pourtant poursuivre la mise en œuvre des chinoiseries de façon plus sage dans le mobilier, qui arrive à cette époque à une certaine apogée. Les grands ébénistes de l’époque se nomment Adam Weisweiler, Abraham et David Roentgen, Martin Carlin, ainsi que Jean François Oeben et son disciple Jean-Henri Riesener, ou encore Jean François Leleu. Ce dernier, reçu maître en 1764, travaille les chinoiseries en laque, mais aussi en marqueterie, l’une des techniques de prédilection du style Louis XVI.

Panneaux de laque provenant du Cabinet de laque de l'hôtel du Châtelet à Paris, construit au début des années 1770 par Mathurin Cherpitel, Musée des Arts Décoratifs, Paris, France. www.lesartsdecoratifs.fr ©THOR

Panneaux de laque provenant du Cabinet de laque de l'hôtel du Châtelet à Paris, construit au début des années 1770 par Mathurin Cherpitel, Musée des Arts Décoratifs, Paris, France. www.lesartsdecoratifs.fr ©THOR

Comme pour le mobilier, les décors muraux se simplifient, notamment dans leur utilisation des chinoiseries. Finis les grands mélanges de figures exotiques et d’ornement rocailles, de coquilles et de grotesques. On adapte les panneaux de laques telles quelles, dans une boiserie rectangulaire comme celle montrée au Musée des Arts Décoratifs de Paris, provenant de l’hôtel du Chatelet construit en 1770.

Au cœur de l’économie du système des chinoiseries, les marchands merciers font à l’époque la pluie et le beau temps dans les intérieurs parisiens. A la fois vendeuse de mobilier, d’objets d’art, et même décoratrice, cette corporation qui fait à l’époque partie des plus importantes de Paris et connait son apogée en cette fin de siècle, sera bientôt dissoute par la révolution. Mais pour l’heure, ses membres sont en général les commanditaires des grandes créations dans le goût chinois, important les laques et les fournissant aux ébénistes chargés de les retravailler, faisant appel à des ornemanistes pour agrémenter des porcelaines asiatiques avec des bronzes européens, vendant tissus, bibelots et pierres précieuses…

Buffet argent, laque noire, laque de Chine argent, bronzes argentés, 87 x 55 x 86 cm ©RINCK

Buffet argent, laque noire, laque de Chine argent, bronzes argentés, 87 x 55 x 86 cm ©RINCK

Le goût évoluant vers l’antique, les mobiliers incorporant des chinoiseries peuvent désormais mêler les inspirations, réunissant par exemple clés grecques et laques du japon, pour un résultat éclectique. Autre goût de l’époque, le pastoralisme vient apporter ses ornements, bergers, béliers et rubans, pour une vision idéalisée de la nature. Celle-ci est directement inspirée par le grand mouvement de pensée de l’époque, les Lumières, qui ne voit pas toujours les chinoiseries, symbole de luxe et de frivolité, d’un très bon œil. Sarcastique, Voltaire écrit ainsi en 1764 dans son dictionnaire philosophique « Nous allons chercher à la Chine de la terre, comme si nous n'en avions point ; des étoffes, comme si nous manquions d'étoffes ; une petite herbe pour infuser dans de l'eau, comme si nous n'avions point de simples dans nos climats. » Dans l’Encyclopédie, Diderot dénonce les statuettes chinoises comme des « colifichets précieux dont la nation s’est entêtée : ils ont chassé de nos appartements des ornements d’un goût beaucoup meilleur ».

Homme debout, laque de Chine, ensemble bronzes ciselés dorés, intérieur pouvant inclure un coffre fort, 60 x 40 x 137 cm ©RINCK

Homme debout, laque de Chine, ensemble bronzes ciselés dorés, intérieur pouvant inclure un coffre fort, 60 x 40 x 137 cm ©RINCK

Alors que l’histoire du siècle s’accélère, et que les premiers feux de la révolution française ne vont pas tarder à s’allumer, le goût chinois devient un symbole de décadence, attaché au souvenir du roi séducteur Louis XV. La mode est désormais à la moralité, à l’imitation de la pureté de la république romaine et de la démocratie athénienne, contre les excès de l’aristocratie. Le futile fait horreur, et la chinoiserie fait partie du lot. Les décors intérieurs évoluent vers le style directoire, une imitation désormais stricte de l’antique. Au début de la révolution, dans son Discours sur le luxe et l’hospitalité, la comtesse de Genlis prononce l’oraison funèbre de la « folie universelle des curieux modernes pour ces chats et ces singes de porcelaine du Japon dont les formes sont hideuses et se vendent un prix exorbitant ».